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« La conscience animale bouscule la recherche » – Cahier du « Monde » n°24703 du 5 juin 2024.
En recherche expérimentale, les insectes sont devenus des acteurs majeurs dans des domaines aussi variés que la génétique, l’infectiologie et l'environnement. Ils sont couramment utilisés dans le cadre du « remplacement relatif » car il s’agit d’espèces considérées comme moins sensibles. Bien que non protégés par la directive 2010/63/UE sur la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, de récentes avancées soulèvent des interrogations éthiques : devrions-nous réévaluer nos pratiques concernant l'utilisation des insectes ?
La conscience animale : généraliser, tout en restant prudents
La conscience fait référence au processus par lequel un animal éprouve des perceptions et des émotions, fondées sur le substrat matériel de son système nerveux (Irwin et al. 2022). Depuis la théorie de l'évolution de Darwin, les recherches sur la conscience se sont étendues à diverses espèces animales. L'étude scientifique de la conscience a connu une résurgence au XXIe siècle. Dans l'arbre phylogénétique des animaux, la conscience est apparue indépendamment dans au moins trois clades différents (les vertébrés, les arthropodes et les mollusques céphalopodes) avec des architectures neuronales très différentes. Selon Barron et al. 2016 les insectes pourraient ainsi éprouver des expériences subjectives analogues à celles des vertébrés. D’après l’expertise collective 2017 de l’Inrae sur la conscience animale, il faudrait savoir si les capacités cognitives à l'origine de la conscience peuvent résulter de processus évolutifs et si ces capacités pourraient être le produit de convergences évolutives chez des espèces non apparentées mais confrontées à des contraintes environnementales similaires. En avril 2024, 287 experts ont apposé leur signature sur la Déclaration de New York, établissant ainsi un consensus naissant quant à la réalité de la conscience chez certains vertébrés et invertébrés, y compris les insectes. Cette prise de position souligne l'impératif d'accorder une place prépondérante à la considération de la conscience animale dans nos réflexions et nos actions en faveur de la protection animale.
La douleur animale et la directive 2010/63/UE
La douleur est définie comme une « expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée ou ressemblant à celle d’une lésion tissulaire réelle ou potentielle » selon la Commission Nationale de Protection des animaux Utilisés à des fins scientifiques (CNEA).La directive pour la protection des animaux (2010/63/UE) prévoit de limiter au minimum la douleur des vertébrés vivants non humains et certains invertébrés comme les céphalopodes utilisés à des fins scientifiques. Chez des mammifères, et plus particulièrement chez la souris, des observations telles que l’expression faciale, l’évaluation du comportement, la perte de poids et la fabrication du nid peuvent aider à évaluer la douleur.
La douleur chez les insectes
Chez des insectes, les preuves de l'existence de la douleur sont encore sujettes à débat. Afin de comprendre l'état actuel des preuves de la douleur chez ces invertébrés, une révision approfondie de plus de 300 études sur six ordres d'insectes a été réalisée par Gibbons et al. en 2022. Huit critères basés sur la nociception, l’analgésie et le comportement, ont été utilisés pour évaluer la douleur :
La nociception et l’intégration sensorielle (critères 1, 2 et 3) : les nocicepteurs chez les insectes se connectent à des régions cérébrales supérieures, suggérant une intégration des informations nociceptives.
L’analgésie et ses préférences (critères 4 et 8) : les analgésiques locaux affectent le comportement et la préférence des insectes de manière compatible avec la douleur, mais peuvent également influencer d'autres aspects tels que la locomotion et l'apprentissage.
Le comportement et la motivation (critères 5, 6 et 7) : des études comportementales indiquent que les insectes peuvent soigner des blessures spécifiques et faire des choix flexibles basés sur des stimuli gratifiants et aversifs.
Malgré l’absence de données scientifiques suffisantes, l’étude de Gibbons et al. conclut que plusieurs ordres d'insectes sont susceptibles de ressentir la douleur. Les preuves les plus solides proviennent des mouches adultes (Diptera) et des blattes (Blattodea), qui sont des espèces bien étudiées. Les abeilles, les guêpes et les fourmis (Hymenoptera) ont également montré des signes de douleur, mais avec moins de critères remplis. Il est important de noter qu'aucun insecte adulte n'a échoué aux critères de manière convaincante. Cependant, il existe des lacunes dans les preuves, car la neurobiologie et le comportement liés à la douleur n'ont pas été suffisamment étudiés chez la plupart des insectes.
Les insectes et les 3R
Même si la recherche sur les insectes néglige souvent la douleur, il est essentiel de considérer leur bien-être. Dans un article paru en juin 2023, Crump et al. considèrent que la prise en compte de ces aspects peut renforcer la confiance du public dans la science et encourager des pratiques éthiques. Le principe éthique des "3R" (remplacer, réduire et raffiner) peut servir de point de départ pour les entomologistes souhaitant intégrer le bien-être des insectes dans leurs activités de recherche et d'enseignement. Ainsi par exemple des lignes directrices pour la protection et la promotion du bien-être des insectes dans la recherche concernant ; l’échantillonnage, l’hébergement, les méthodes invasives, l’anesthésie/analgésie et l’euthanasie, ont été proposées en 2024 par la société de recherche sur le bien-être des insectes (Insect Welfare Research Society).
En conclusion, la reconnaissance croissante de la conscience animale, soutenue par la Déclaration de New York, ainsi que les recherches démontrant que les insectes adultes sont susceptibles de ressentir la douleur, soulignent l'importance de réfléchir aux considérations éthiques futures dans nos pratiques de recherche utilisant des insectes.